
Née en 1872 à Mévergnies-les-Lens, dans ce coin de Hainaut belge, Pauline Lelangue fut l’aînée d’une fratrie de cinq. Et comme souvent dans ces familles nombreuses, c’est l’aînée qu’on envoie “à l’aventure” — en l’occurrence, en France, vers ses 18 ans. Pourquoi ? Mystère. Peut-être poussée par un vent de liberté, ou simplement par un contrat de lingère, comme le laisse deviner cette expression : elle était à l'cuvelle. Nombreuses étaient les jeunes filles belges au service de familles bourgeoises dans le Nord de la France.
Elle rencontre Henri — enfin, Émile Henri Cattelot, mais tout le monde l’appelait Henri. Ils se marient à Attre, en Belgique, et ensemble ils fondent une famille. Henri reconnaît une première fille, née en 1896 d’un père mystérieusement inconnu — secret bien gardé, que la généalogie familiale découvrira plus tard. Ensuite viendront Berthe et Simone, deux filles tout ce qu’il y a de plus officielles.
Énergique, gentille et vaillante, elle fut accoucheuse à domicile, métier de confiance, de nerfs solides et de cœur ouvert. Elle arrivait avant le médecin, installait la mère, aidait à mettre l’enfant au monde, et s’installait dans la maison pour une semaine, prenant en main tout ce petit monde: repas, ménage, soins, biberons, berceuses… Jusqu’au baptême où, bien souvent, c’était elle qui portait le bébé à l’église, aussi droite qu’une marraine républicaine. Une seule fois, elle perdra ses moyens : à la naissance de sa première arrière-petite-fille, l’émotion fut telle qu’elle en tremblait au point que le médecin lui retira doucement l’enfant des bras.
Pour ses arrière-petites-filles, qu’elle appelait affectueusement ses p’tites Pronettes, Pauline était une grand-mère drôle et tendre. Ensemble, elles allaient cueillir les petits pois, qu’elle rassemblait dans les pans relevés de son grand tablier. Puis venait le temps de l’écossage, partagé dans une joyeuse tranquillité. Sur sa table de chevet, une bonbonnière carrée trônait en majesté, remplie de bonbons à la violette que les fillettes venaient y chiper avec une révérence gourmande mêlée de malice.
Il y avait aussi les étrennes, bien rangées, et les fameuses chaussettes tricotées avec tout l’amour du monde — mais pas forcément le sens des mesures. Elles étaient tantôt trop longues, tantôt trop courtes, un peu serrées ici, beaucoup trop larges là, et toujours tricotées dans une laine qui grattait tellement !
Pauline habitait la même rue que ses enfants, ses petits-enfants et ses arrière-petites-filles, ce qui rendait les souvenirs aussi denses qu’un été de confitures. Il y avait les cueillettes au jardin, les balades aux pissenlits, les grandes tablées et les conversations entrecoupées de rires. Comme le jour où son portrait est apparu sur un écran, projeté par les toutes premières diapositives. Elle l’avait regardé, stupéfaite, comme si un double d’elle-même venait de surgir dans la lumière — un instant suspendu, magique, où l’image lui révéla qu’elle venait sans doute d’entrer à jamais dans la mémoire des siens.